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"Devil or Angel": The Storytelling of of the National Front's Make Over

FN, diabolisation et dédiabolisation... Le parti impose son storytelling

Publié le 23-03-2015 , Leplus.nouvelobs.com

À l’heure où le Front national est au cœur des débats politiques et sans doute à l’aube de nouveaux records électoraux, un nouveau lieu commun circule, présenté comme une évidence : la "diabolisation" ne marcherait pas.

 

Pire, elle aurait accéléré l’essor du Front national, renforcerait la loyauté de ses électeurs et aggraverait le dégoût qu’ils ressentent envers les autres partis.

 

Il serait temps, au nom de l’efficacité politique, de faire la morale aux faiseurs de morale et d’accepter le Front national comme un parti comme les autres.

 

Pour l’emporter dans les urnes (mais quid des esprits ?), il ne faudrait donc plus le combattre sur le plan des "valeurs", mais du programme (en démontant sa vacuité ou son incohérence) ou s’attaquer directement, sans débat de fond sur l’idéologie frontiste, aux causes socio-économiques du vote FN.

 

Valeurs et ethos moral au cœur du succès

 

Ainsi, le politique pourrait sans dommage s’exonérer de sa dimension éthique et la politique se réduire à des stratégies électorales : regagner les votes suffiraient, penser l’impensé de ces votes bien inutile.

 

Comme si l’on devait mettre entre parenthèses tout jugement sur les valeurs portées par le discours frontiste, celui de ses dirigeants comme de sa base. Comme si débattre du programme ou s’engager dans l’action pouvaient être dissociés d’une réflexion sur le sens et la vision de l’homme, de la société et des relations entre les êtres qui les sous-tendent.

 

Pourtant, ce qui justement séduit les électeurs de Marine Le Pen, c’est qu’elle leur offre une parole qui structure le monde selon des valeurs et qu’elle parle du haut d’une présomption d’innocence due à sa virginité politique : autrement dit, alors que les questions de valeurs et d’ethos moral sont au cœur de son succès, ses opposants devraient s’interdire de se situer sur ce plan, se privant ainsi de toute efficace pour répondre au besoin de sens des électeurs.

 

Le FN use et abuse de démonologie

 

Mais au-delà de l’aporie d’une vision strictement gestionnaire ou électoraliste de la question "Front national", c’est le point aveugle du mot même "diabolisation" et de son pendant, lui aussi accepté sans examen critique, la "dédiabolisation", qui méritent d’être interrogés.

 

Car qui parle de "diabolisation" ? Qui sont les acteurs de cette histoire, mais aussi les auteurs de ce storytelling ? Qui a construit ce récit aussi simple et linéaire qu’illusoire ?

 

S’il est une famille politique qui use et abuse de démonologie, c’est le Front national. N’est-ce pas Jean-Marie Le Pen lui-même qui a imposé l’idée "d’un procès en sorcellerie"[1], lui qui en 1988 intitulait un éditorial "Suis-je encore le démon ?" et se qualifiait de "diable incarné" ? Lui qui cite volontiers le dicton "Il arrive que le diable porte pierre", s’arrogeant un rôle surhumain de "diable de la République" pour exister médiatiquement ?

 

"Diabolisation" : le mot suggère des agents extérieurs, voire un complot, une injustice, une chasse aux sorcières irrationnelle et infondée. C’est un mot qui vient de ceux qui s’en estiment victimes.

 

Le parti mythologise la politique

 

Sous ses habits laïcs, Marine Le Pen continue elle aussi d’invoquer le diable. "Dédiabolisation" oblige, ce sont à présent ses adversaires qui sont affublés du visage de l’ange des Ténèbres : "économie du diable", "entreprise diabolique d’asservissement de la France"… Et de dépeindre ses adversaires sous les couleurs de païens idolâtres ou d’inquisiteurs dont elle serait la victime.

 

La diabolisation de l’autre vaut la dédiabolisation de soi. Elle devient l’héroïne d’une geste glorieuse, telle Saint-Michel venu terrasser le "monstre à trois têtes technocratiques 'FMI-BCE-UE'"[2]. Surtout, ce récit structure le monde en deux camps radicalement antagonistes : le peuple et les élite, le FN et "l’UMPS". Elle et les autres. Une bipolarisation rêvée, fût-elle fictionnelle.

 

Qu’ils s’habillent en ange ou en démon, les deux leaders frontistes mythologisent la politique, c’est-à-dire la dépolitise. Incarner de grands archétypes permet de déplacer le débat vers le récit d’un combat, de se draper d’une grandiloquence qui embellit la vie politicienne : on est dans du storytelling, non dans l’échange d’idées.

 

Le mot "dédiabolisation" est l'objet d'un malentendu

 

Quant au contenu réel de ce terme de "dédiabolisation" repris en boucle par les médias, il est l’objet d’un malentendu, voire d’un contre-sens. Non seulement, il conforte le synopsis de la "diabolisation", mais il suggère un nouveau récit, celui d’un changement de la nature même du parti, d’un quasi-exorcisme qui le laverait de tout opprobre.

 

Or comme l’explique sans ambage Louis Aliot, la "dédiabolisation" concerne uniquement le soupçon d’antisémitisme, l'inégalité entre les races et les allusions douteuses à la Seconde guerre mondiale. Point. Les attaques contre l’immigration, l’islam, et les implicites xénophobes du programme, "là-dessus, les Français sont avec nous", dixit Aliot. D’ailleurs, Marine Le Pen a besoin que son parti reste "anti-système" pour conserver son attractivité : la "dédiabolisation" ne peut ni ne doit aller trop loin, au risque perdre des électeurs.

 

Marine Le Pen n’a jamais eu la moindre sortie antisémite. C’est un fait. C’est aussi la moindre des choses pour quelqu’un qui brigue les plus hautes fonctions de l’État. On frémit en pensant que cela suffirait à l’absoudre de toute exigence éthique un tant soit peu plus contraignante.

 

Des mots, du storytelling et pas d'analyse

 

Mais n’y a-t-il donc pas eu de "diabolisation" du Front national, nous opposera-t-on ? Ce qu’il importe de voir ici c’est que ce néologisme et toute la fiction mythologisante qu’il convoque viennent de la rhétorique frontiste et qu’en utilisant le mot et son symétrique, "dédiabolisation", on adopte un vocabulaire qui empêche de penser la dimension éthique du débat politique. On reste enfermé dans les mots et le storytelling du Front national au lieu d’en faire l’analyse.

 

Alors choisissons des mots précis. Oui, certains font et ont fait le choix de stigmatiser les discours du Front national ("stigmatiser : blâmer, dénoncer, critiquer publiquement") et même de l’ostraciser ("ostraciser : exclure du pouvoir"). Mais ce n’est pas "diaboliser" que de nommer les choses.

 

Dire que le Front national est un parti d’extrême droite dont le programme est discriminatoire est un constat factuel qui devrait être un truisme. Qu’il faille à présent se battre (parfois en justice) pour le dire nous en dit long sur les victoires du Front national dans la bataille des mots.

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